Merci à Luc Peillon qui nous consacre un article dans l’édition du quotidien Le Monde en date du 27 novembre dernier…

La vie au travail
Quand les patrons s’invitent dans les écoles

La méfiance réciproque s’estompe. Entre l’école et l’entreprise, après des décennies de cloisonnement, voire de franche hostilité, des initiatives de rapprochement se mettent en place. Finis les "profs rouges" pour les uns, les "exploiteurs des travailleurs" pour les autres, chacun invite désormais à la découverte de son univers. Organisée depuis huit ans auprès de 100 000 collégiens et lycéens, la Semaine école-entreprise, lancée le 19 novembre par Laurence Parisot, présidente du Mouvement des entreprises de France (Medef), et Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale, sert de cadre à des échanges entre le monde éducatif et le milieu professionnel. Parallèlement à la visite d’entreprises par des élèves, des employeurs montent aujourd’hui sur les estrades. Objectifs affichés : donner le goût d’entreprendre, mais rendre aussi plus attrayantes certaines filières en difficulté de recrutement. Une coopération qui ravit les chefs d’entreprises, heureux de l’accueil des enseignants, mais qui n’est pas du goût de tous dans la communauté éducative.

L’un des fers de lance de ce mouvement s’appelle Philippe Hayat. Repreneur de sociétés, créateur de Kangaroo Village (incubateur de start-up), fondateur de la filière "création d’entreprise" à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec), il a mis sur pied en octobre 2006 l’association 100 000 Entrepreneurs. Chargée de développer "l’esprit entrepreneurial" en France, la structure organise le témoignage des chefs d’entreprise dans les établissements scolaires. "Je me souviens d’une enquête qui rapportait, à l’époque, que 70 % des jeunes voulaient être fonctionnaires. Je me suis dit que s’ils ne voulaient pas entreprendre, c’était par manque de connaissance, explique ce polytechnicien. J’en ai conclu que la meilleure manière d’y remédier, c’était d’aller directement devant les jeunes et de raconter nos parcours." Fort aujourd’hui d’un fichier d’un demi-millier de chefs d’entreprises, il ambitionne, à terme, de réunir 100 000 entrepreneurs "afin de toucher 3 millions d’élèves, c’est-à-dire la moitié des scolaires".

Dans le cadre de l’association, Thierry Roussel, 44 ans, directeur général de Direct Energie, a été l’un des premiers, en 2006, à tester la formule. Dans un collège difficile de Bagneux, devant 90 élèves de troisième – tous volontaires -, il a décrit son parcours de créateur d’entreprise. Pas facile, explique-t-il, de témoigner devant des collégiens pour qui "nous sommes d’abord les patrons qui mettent leurs parents au chômage". Mais après "un accueil formidable de l’équipe pédagogique", la discussion s’installe, "les jeunes s’intéressent et se disent que créer leur propre boîte peut être un moyen de s’en sortir". L’une suggère un salon de coiffure, un autre une ligne de vêtements. Tous, selon lui, "avaient plein d’idées après la rencontre".

Formés spécialement à ces visites de classes, les chefs d’entreprise bénéficient d’un petit guide d’animation des réunions. "Pour que notre présentation ne soit pas ennuyeuse, on bâtit notre intervention sous la forme d’un scénario, explique Ralph Hababou, 48 ans, créateur de la chaîne Columbus Café. On va ainsi, ensemble, passer en revue toutes les étapes de création d’une entreprise, mais de façon interactive, en avançant sous forme de questions avec les élèves." Quels produits, à quel prix ? Quelle concurrence, quelle implantation ? Les lycéens sont amenés à trouver eux-mêmes les réponses. Comme pour ce patron, envoyé dans un collège de Sartrouville : "J’étais sidéré, comme l’étaient leurs profs, de leurs connaissances intuitives des mécanismes de l’entreprise", témoigne Antoine Colboc, 54 ans, responsable de l’activité capital risque au Crédit agricole, lui aussi "très bien accueilli par le corps enseignants, également curieux de (le) rencontrer".

Côté professeurs, cependant, tous ne partagent pas cet enthousiasme. Albert Ritzenthaler, du syndicat enseignant SGEN-CFDT, n’a rien contre ce type d’opérations, mais souhaite les inscrire "dans le cadre d’une réflexion en amont avec les équipes pédagogiques". Pas question, pour lui, que l’intervention tourne au discours, du type "je vais vous montrer la vraie vie. Moi qui ai arrêté l’école à 16 ans, voyez ce que je suis devenu". Le responsable syndical dénonce aussi l’ambiguïté du patronat, "prompt à intervenir auprès des élèves, mais qui traîne des pieds quand il faut accueillir des stagiaires".

Autre secteur, mais même public : celui des artisans messagers de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb). Robert Coralo, carreleur, intervient régulièrement dans des collèges de Seine-Maritime. Devant une maquette de maison, haute de deux mètres, il passe en revue toutes les étapes de sa construction. "A chaque stade d’élaboration de la maquette, je présente les différents métiers du bâtiment : maçon, charpentier, plombier, électricien…" Les préjugés tombent, explique-t-il, au fil de la rencontre. "Les jeunes, très réceptifs, manifestent un vrai intérêt. Ils viennent même pendant la pause continuer à m’interroger." Et c’est précisément le but : attirer des jeunes vers un secteur qui aujourd’hui peine à recruter, en contournant aussi le cadre familial, "parfois à l’origine des préjugés et des blocages".

Formateur d’intervenants depuis neuf ans, Gilbert Ricordeau, de la Capeb de l’Aube, dénombre aujourd’hui 450 artisans messagers en France. Parcequ’ "ils parlent avec leurs tripes", ils privilégient des artisans encore en activité, plutôt que des retraités. Et lui aussi témoigne "de très bons contacts avec les profs". Suscite-t-il pour autant des vocations ? "Difficile à savoir, car on ne les suit pas sur la durée." Mais même sans résultats chiffrés, Frédéric Bérard, secrétaire général de la Capeb de Seine-Maritime, est persuadé de "changer l’image de l’artisanat auprès des élèves". A condition, toutefois, d’être également persuasif face à des jeunes qui "n’hésitent pas à nous interroger sur les salaires, les conditions et le temps de travail". Reste alors à savoir si les opérations de communication parviennent à résister aux réalités professionnelles…

Luc Peillon